Des premiers passages ouverts dans la confidentialité à l’engouement des dernières années culminant par la découverte de plusieurs secteurs d’un intérêt majeur, une généalogie du bloc dans le département, avec ses protagonistes principaux, ses décors de forêt, ses chefs d’œuvre.

Il était une époque pas si lointaine où il était monnaie courante d’entendre dire que l’escalade, abstraction faite de Fontainebleau, s’arrêtait au niveau de Lyon. Comme si, passé cette ligne arbitraire coupant le pays en deux, il n’y avait plus de falaises dignes de ce nom, et partant pas ou peu de grimpeurs, et encore moins de « forts » grimpeurs.

Piqués au vif, certains qui résidaient (et grimpaient) au nord de cette ligne mirent du cœur à l’ouvrage pour contredire ces préjugés, à l’image d’Alexandre Chabot, jeune prodige originaire de la plaine champenoise, plusieurs fois de suite vainqueur de la Coupe du Monde, ou de l’alsacien Pierre Bollinger, qui après avoir fait ses armes sur le grès local, répéta voies et blocs mythiques à travers le monde comme l’avaient fait une génération avant lui Loïc Fossard et Jean-Minh Trin-Tieu. Si de pareilles réalisations ne manquèrent pas d’éveiller l’attention de la presse spécialisée on continua à préférer le soleil des Alpes de Hautes-Provence, le calcaire de Buoux ou du Tarn aux falaises du Doubs, d’Alsace ou de Bourgogne. Le travail de passionnés comme Yann Corby, photographe et chroniqueur des actualités de ce petit monde, aura certes montré qu’on grimpe aussi, et fort, et beau, ailleurs que dans le sud, mais force est de le constater il n’aura pas fondamentalement modifié le flux des pratiquants à travers le pays, et il est toujours aussi rare de voir un grimpeur originaire de l’arrière-pays niçois au Lorenzoboulderfels mettons, ou à Kerlouan, de l’autre côté du pays, sinon à l’occasion de quelque tour sponsorisé.

Tandis qu’en Alsace cette énergie suscitait un engouement important qui se manifeste encore aujourd’hui par un nombre remarquable de pratiquants, un très bon niveau général, ainsi que quantité de falaises équipés et de secteurs de blocs répertoriés ; de l’autre côté du massif, malgré un potentiel d’ouverture notoire, une telle dynamique demeurerait un vœu pieux, et le potentiel ignoré.

Sur le terrain, non seulement sont rares les falaises qui furent équipées après les années 80, mais parmi elles encore, bon nombre souffrent depuis une vingtaine d’années d’un défaut de fréquentation dont l’entropie a largement profité, transformant comme aux Roches d’Olima, pourtant à quelques pas d’Epinal, des lignes dites sportives en véritable terrain d’aventure. Une désaffection que le climat, de l’avis de tous plus austère, ne suffit pas à expliquer entièrement, et dont il faut chercher les raisons ailleurs.

Outre l’absence de figures charismatiques susceptibles de faire des émules, on peut souligner, côté résine, un défaut de salles dignes de ce nom, Epinal, préfecture du département, s’étant doté d’une telle structure en 2014 seulement. Face à cette situation des pans privés furent construits chez les uns et les autres, annexant caves et greniers. S’ils se trouvèrent être une alternative intéressante pour les initiés, ils n’offraient aucune visibilité et aucun accès au grand public. Quant au bloc, une pratique qui d’un point de vue national était encore à la marge au mitan des années 90, en faire dans les Vosges faisait au mieux sourire. Lorsqu’à cette date quelques uns commencèrent à s’asseoir au pied des 30 mètres de la Carrière Collot, on les soupçonna d’hérésie. L’excommunication suivrait, préambule à un retour aux forêts et à la découverte des grès qu’elles recèlent.

S’inspirant des premiers articles sur le sujet parus dans Grimper et Roc’n’wall, seuls médias alors à traiter de l’escalade, et des images d’un des premiers supports vidéo, une cassette VHS offerte avec un numéro spécial du premier montrant une bande d’anglais jouer sur les blocs de grit du Peak District, une première vague d’ouvertures eut lieu à la fin de cette décennie avec plus ou moins de réussite, dans une plus ou moins grande discrétion.

ambiance bohème à la Pierre d’appel (1998)

Faute de communication, les sites ouverts à cette période allaient pour la plupart tomber dans l’oubli, l’élan généré autour de cette pratique nouvelle tourner court.

Du site de la Pierre d’Appel, où furent certainement brossés les premiers problèmes du département, demeurent quelques noms écrits sur le caillou dans un geste maladroit, des points et des flèches disgracieux, et des cotations parfois ubuesques. Les quelques blocs dignes d’intérêt comme ce toit au fond duquel on peut encore lire « Sépulture » et « Fièvre jaune », respectivement en 7b et 7a, ressemblent aux vestiges d’une civilisation disparue, à la fois proches et lointains.

le départ commun à Sépulture et Fièvre jaune (1998)

À une quinzaine de kilomètres de là, la Pierre de Laitre, un autre site exploré dès cette période, devait subir le même sort, ou presque. L’ouverture d’un second secteur en 2007 sous l’impulsion du nancéien Adrien-Pierre Marq, suivie par la parution dans la presse spécialisée d’un article concernant et le secteur en question, Froide Fontaine, et la Pierre de Laitre, auront participé à la reconnaissance du lieu hors du département. Dernièrement encore il faisait parler de lui à travers la réalisation par Steven Vitry, puis sa répétition par Valentin et Florent, d’un des problèmes majeurs du lieu, voire du département : Ordalie, un passage aérien en 8a envisagé 20 ans plus tôt.

travail sur corde dans Ordalie (1999)

Une ligne très justement sauvée de l’oubli, comme le méritent de l’être toutes celles que comptent par ailleurs le site, plus ou moins difficiles, plus ou moins belles, mais participant toutes de l’atmosphère de ce haut-lieu d’énergie, depuis les premières déchiffrées fin 90, comme Les Pourparlers, une dalle en 7a au grain impeccable, ou Théorème, un 7c en très léger dévers que l’utilisation du crash-pad a permis de remettre au goût du jour en lui ajoutant quelques mètres, aux ouvertures réalisées récemment jusqu’au 8a pour le Roi sans couronne, situé dans le même mur que Théorème, et pour Tsim-Tsoum, un ballet de 17 mouvements menant 6/7 mètres au-dessus du réel.

les enfants sauvages en question

 

 

 

À côté de ces sites historiques, on doit à un autre acteur, ancien local installé en Moselle, le développement depuis 2010 de quelques secteurs qui, bien que moins importants que les précédents en des termes quantitatifs, valent pour le moins le détour et apportent, si besoin était, un intérêt supplémentaire à la découverte du bloc sur le massif.

Dominique G., dit Bione, créateur du site web Happyclimb, s’est d’abord illustré par l’ouverture sur le site de Fouchon d’une quinzaine de passages jusqu’au 7b+, puis par celle de certains parmi les plus difficiles du département, au HAB, Happy Area Bouldering, un toit d’une envergure exceptionnelle où courent une dizaines de lignes pour la plupart dans le septième degré.

Ajoutez à cela les Roches de la Moulure découvertes par Steven Vitry et remises en l’état par nos soins, ainsi que les blocs se trouvant au pied de la Pierre de la Roche, une tour de grès qui offre parmi les plus belles escalades encordées du massif, et vous voilà avec plus de 400 passages répartis sur un territoire d’une trentaine de kilomètres de diamètre, une concentration qui va en augmentant avec, entre autres découvertes ces dernières années, celles réalisées dans les environs de Celles-sur-plaine par des membres du club de Senones (Roche de la Soye et Roche de la Vierge), ainsi que celles faites par Blocnote coup sur coup début 2017. Non loin de là d’abord, sur un site qui n’a pas fini de nous occuper et dont nous reparlerons ici, et pour cause, le nombre de problèmes estimé sur place doublant à lui seul le chiffre avancé plus haut. À l’autre bout du département ensuite, où, contredisant le schéma déodatien, court à travers la plaine boisée de Darney un filon de grès prometteur dont nous commençons à peine l’exploration. Des découvertes inespérées, prêtant à penser que la forêt n’est pas à court de surprises, et qui dans un avenir pourraient bien propulser le département au rang de haut-lieu de l’escalade de bloc dans le grand Est.

Mais trêve de chiffre, venons-en après ce tour d’horizon au caractère de l’escalade sur ce caillou. À la manière dont ce dernier se défend des attaques des bloqueurs. À ses bonheurs comme à ses vacheries.

À son grain pour commencer, plus grossier que celui de Fontainebleau comme vos doigts ne manqueront pas de l’apprendre rapidement, moins homogène aussi, un certain nombre de passages comptant avec des galets incontournables, des strates disgracieuses, mais figurant un ensemble des plus corrects, avec par endroits des échantillons frisant la perfection, émaillés de prises dont la difficulté réside plus franchement dans la gestion de l’adhérence que dans la dose de force nécessaire à leur tenue. Aussi si de manière générale le grès local se prête assez bien à la pratique estivale, certaines lignes qui sont le fruit de ces rencontres impromptues, rares, entre des conditions de « collante » et le meilleur du mouvement d’un grimpeur, témoignent en faveur d’une escalade à sensation. Voir pour cela les réglettes de Théorème à la Pierre de Laitre ou celle du Roi sans couronne à côté, les plats des Feuilles mortes ou du Ballet russe à la Fontaine Guéry.

Dans leur forme générale les blocs du département peuvent se ranger selon deux catégories correspondants à leur configuration topologique, sortes de strates affleurant au sommet ou dans la pente, ou blocs éparses éboulés, plus ou moins basculés sur eux-mêmes. Tandis que les premiers proposent des passages majoritairement hauts, en dalle ou en léger dévers, dont la sortie ne présente aucune difficulté, les seconds se caractérisent justement par la difficulté de celle-ci, ainsi que par une gestuelle exigeant force de crochetages talon et de contre-pointes, de gainage et de tenue de plats. Au plaisir de l’ampleur du premier répond la satisfaction du second de se trouver physiquement au sommet du bloc. Pour les uns comme pour les autres, le relief accidenté imposera de prêter une attention particulière à la parade.

Une constante traverse la diversité des profils rencontrés dans nos forêts. Si la majorité des prises de pieds font figure de pattes de mouche par rapport à ce qu’on trouve en salle aujourd’hui, elles font figure de pied d’éléphant au regard de Fontainebleau par exemple. D’où une escalade pour une part athlétique, dont l’enjeu réside principalement dans la tenue de prise et dans la capacité à s’unir au rocher avec l’ensemble de son corps, un trait typique de l’escalade sur grès. Techniquement, un ensemble de gestes et de postures spécifiques peuvent être requis pour contourner les contraintes inhérentes aux profils et à leur implantation sur le terrain.

Ici un bloc logé dans la pente exigera de la part du grimpeur une certaine habilité à jouer avec les forces d’attraction singulières induite par sa position. Là il devra faire preuve de souplesse pour valoriser un talon fuyant. Là-bas un autre passage lui imposera le temps de la réflexion et le recours à l’imagination. Tous sauront lui apporter la satisfaction d’évoluer en des lieux privilégiés, de s’immerger pour un temps dans le grand texte que nous donne à lire le rocher.

 

ressource photographique : carte postale de la Pierre de Laitre (collection personnelle)